Sainte-Marie d’Urakami, à Nagasaki, cathédrale deux fois martyre
- Pauline de Préval
- 6 août
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Dernière mise à jour : 8 août

Sa silhouette néo-romane en briques rouges sur fond de ciel bleu et de montagnes pelées ferait penser à une église du nord de l’Italie, n’étaient les arbres de son jardin, taillés et disposés avec un art tout japonais, et la touffeur de l’air qui rapporte mollement des senteurs iodées caractéristique de la baie de Nagasaki, après la mousson d’été. L’impression d’étrangeté s’accroît encore à mesure que l’on parcourt les sentiers qui y mènent : à côté de vestiges de colonnes pas si anciennes, des statues d’anges gisent sans corps, mais avec leurs ailes, face tournée vers le ciel. Un Christ décapité nous offre son cœur couronné d’épines au milieu des herbes folles. Des saints taillés comme par un Bourdelle bouddhiste nous tendent leurs membres amputés. Avec son moignon de clocher dressé, en contrebas, comme une prière interrompue, son visage de Vierge pleurant des larmes de suie, au-dessus du tabernacle, et sa sainte Agnès qui porte l’agneau de Dieu entre ses mains coupées, offerte au siège des Nations Unies, ce sont les seuls vestiges de la cathédrale Sainte Marie d’Urakami.

Pulvérisée par Fat Man, la bombe atomique américaine, le 9 août 1945, la municipalité avait proposé d’en construire une nouvelle ailleurs et de faire des ruines de l’ancienne un mémorial des victimes de la bombe, comme le dôme du Palais d’exposition industrielle à Hiroshima. Mais les fidèles ont préféré la reconstruire à l’identique au même endroit, en signe d’espérance d’un peuple deux fois martyr.

Deux fois martyr ? En effet, la cathédrale atomisée par les Américains en 1945 n’avait été autorisée par le gouvernement japonais qu’en 1895, après deux siècles de persécutions des chrétiens. Pour comprendre le rayonnement de Sainte Marie d’Urakami, qui ne brille ni par sa taille, ni par ses formes architecturales, il faut remonter à l’époque des grandes découvertes. En accueillant le premier marin portugais, en 1543, Nagasaki devint la porte du Japon sur l’Occident, et avec leurs ballots de soie et de porcelaine de Chine, les marchands débarquèrent des missionnaires. Jésuites d’abord, dans le sillage de saint François-Xavier, puis franciscains, quand les Espagnols furent autorisés à commercer avec le pays. L’intérêt aidant, beaucoup de Japonais se convertirent, dont plusieurs daimyos avec leurs vassaux. Si bien qu'au début du XVIIe siècle, le Japon comptait 300.000 chrétiens, ce qui en faisait la plus grande communauté chrétienne d’Orient. Le pays tout entier eût pu se convertir, si le christianisme n’était entré en conflit avec les desseins des shoguns Tokugawa.

Après des siècles d’anarchie, ceux-ci voulaient unifier, d'une main de fer, le pays. Or le christianisme avait été importé par des religieux étrangers, et partout où il s’implantait, il favorisait un égalitarisme qui menaçait les principes hiérarchiques d’inspiration shinto-confucéenne sur lesquels les shoguns voulaient fonder leur pouvoir. Au nom de leur Dieu, les enfants pouvaient se rebeller contre leurs parents, les femmes contre leurs maris, les vassaux contre leurs seigneurs et les seigneurs contre leurs shoguns. Dans un pays épuisé par cinq siècles de « monde à l’envers », ils ne pouvaient prendre le risque de voir leur ordre sapé par une religion transcendante. En 1587, Toyotomi Hideyoshi ordonna l'expulsion des missionnaires. En 1597, il fit martyriser, pour l’exemple, vingt-six chrétiens à Nagasaki. Et comme cela ne suffit pas à dissuader les missionnaires de débarquer et les Japonais de les accueillir, Tokugawa Ieyasu décréta, en 1614, l’interdiction du christianisme. Une répression féroce s’abattit sur les fidèles, qui furent contraints d’apostasier sous peine de mort pour eux et leur famille, obligés de s’enregistrer dans un temple bouddhiste et bientôt traqués par une police secrète.

A Nagasaki, que l’on surnommait la « Petite Rome » tant les chrétiens y étaient nombreux, un inquisiteur particulièrement redoutable sévissait. Mais si beaucoup, convertis par intérêt, apostasièrent, d’autres, dont certains n’avaient vu qu’un prêtre dans leur vie, défendirent leur foi jusqu’au martyre. Au début, on les décapitait, on les crucifiait ou on les brûlait vifs. Puis s’avisant que cette mort n’était pas assez pénible puisqu’ils la recevaient en chantant et d’autres se levaient pour les suivre, les bourreaux raffinèrent leurs supplices. Ils introduisaient une mèche entre leur chair et leurs ongles et leur demandaient de jouer de la guitare, leur remplissaient leur bouche de graviers et leur cassaient les dents avec une pierre. Ils leur versaient du plomb fondu sur leurs épaules, leur tatouaient une croix au fer rouge sur le front, les passaient au grill, les découpaient et les fumaient comme des poissons. Des filles étaient traînées à quatre pattes dans la rue, violées et les plongées dans des cuves où des serpents les pénétraient par tous les orifices. Des enfants étaient torturés devant leurs parents et inversement, et s’ils n’abjuraient pas, on leur demandait de se brûler les uns les autres en commençant par le sexe. Dois-je encore décrire le supplice de la fosse, où suspendu la tête en bas dans une fosse pleine de détritus, on leur incisait les tempes afin qu’ils ne meurent pas trop vite, mais au terme d’atroces souffrances ? Le supplice de la marée où attachés à mi-corps à un poteau planté à une profondeur calculée, ils mourraient non pas noyés d’un coup, mais à mesure que la marée montait, et parfois même au bout de deux ou trois marées ? Et les sources d’eau sulfureuses où ils étaient plongés dans les eaux brûlantes et soignés pour pouvoir recommencer ?
A un tel régime, appliqué avec une persévérance sans failles pendant plus de deux siècles, n’importe quelle communauté eût succombé, mais quand le Japon se rouvrit à l’Occident, en 1853, quelle ne fut pas la surprise des missionnaires de voir surgir des chrétiens cachés, ainsi nommés parce qu’ils avaient pratiqué leur foi, sous couvert de bouddhisme, et se l’étaient transmise clandestinement de génération en génération. Alors qu’il était venu construire une église en l’honneur des vingt-six premiers martyrs de la ville, en 1865, le père Bernard Petitjean vit, un jour, surgir à sa porte un petit groupe de Japonais. Jusqu’alors, seuls quelques étrangers s’y étaient risqués. Il crut donc à une intervention de la police. Mais une femme lui demanda : « Où est la Sainte Mère Marie ? ». Après que le père lui eût montré sa statue, la femme s'agenouilla et lui chuchota : « Notre cœur est le même que le vôtre ».

L’année suivante, le père Bernard Petitjean devint évêque de la ville, et c’est en grande partie grâce aux dons des chrétiens cachés que fut construite la cathédrale Sainte-Marie d’Urakami. Alors, quand elle fut détruite, cinquante ans plus tard, par la bombe atomique, pour certains, ce fut trop : comment Dieu avait-il permis cela, après toutes les souffrances qu’ils avaient endurées ? Le quartier d’Urakami n’était pas la cible initiale des Américains, et ils durent chercher longtemps à travers les nuages avant de pouvoir larguer Fat Man, à la faveur d’une éclaircie. Pourquoi Dieu leur avait-il ouvert le rideau du ciel précisément au-dessus de la cathédrale où certains s’étaient réunis pour préparer la fête de l’Assomption ? Parmi les survivants, beaucoup perdirent la foi, mais plus encore prièrent. Ainsi le frère trappiste qui retrouva la statue de la Vierge aux orbites noircies dans les décombres ou le docteur Nagai qui se dépensa sans compter auprès des blessés, après avoir découvert sa femme calcinée.

A la question du pourquoi, Takashi Nagai eut une réponse digne de Simone Weil, Edith Stein ou Maximilien Kolbe : « N'y aurait-il pas un rapport mystérieux entre la cessation de la guerre et la destruction d'Urakami ? Urakami ne serait-elle pas la victime choisie, l'holocauste offert sur l'autel du sacrifice en expiation pour tous les péchés de cette deuxième guerre mondiale ? (…) Pourquoi ne sommes-nous pas morts ce jour-là ? Pourquoi devons-nous continuer une existence de souffrance ? Maintenant nous voyons l'énormité de nos fautes et nous comprenons que si nous restons aujourd'hui en vie, c'est que nous avons encore un long chemin à parcourir pour devenir à notre tour une offrande digne. » Devenu grabataire quelques mois plus tard, le docteur Nagai n’eut de cesse de dénoncer dans ses livres l’idolâtrie politique et de dire son espérance dans la fécondité du martyre. On peut encore voir fleurir à chaque printemps les cerisiers qu’il offrit au quartier d’Urakami pour qu’il redevînt « une colline de fleurs » et la petite maison en bois où il mourut d’une leucémie en 1961, à quelques mètres de la cathédrale.
