Pauline de Préval

Pour une résurrection des cathédrales
Tribune dans La Revue des Deux Mondes
En 1904, Marcel Proust publiait une tribune sur « La mort des cathédrales ». En plein débat sur la loi de séparation de l’Église et de l’État, il craignait de les voir transformer en musées. « La liturgie catholique ne fait qu’un avec l’architecture et la sculpture de nos cathédrales », alertait-il. « Ce qui importe, c’est qu’elle reste vivante et que du jour au lendemain la France ne soit pas transformée en une grève desséchée où de géants coquillages ciselés sembleraient comme échoués, vidés de la vie qui les habita. »
En 2024, la France a célébré les mille ans de Notre-Dame de Chartres, les huit-cents ans de Notre-Dame d’Amiens et la résurrection de Notre-Dame de Paris. Le chantier de cette dernière a été l’événement le plus fédérateur que notre pays ait vécu depuis des années. Il a été exemplaire par la collaboration de l’Eglise et de l’Etat dans le cadre d’une laïcité apaisée, par l’élan de générosité des Français, du petit enfant qui cassait sa tirelire au grand chef d’entreprise qui reversait une part de ses bénéfices, et par la somme de savoirs-faire mis en oeuvre par ses artisans. J’en retiens l’image des deux-mille chênes acheminés depuis toutes les régions de France pour servir à la reconstruction de la charpente et de la flèche. Partout, on sentait la joie et la fierté de contribuer à une oeuvre qui nous unit et nous transcende. Cette oeuvre, inaugurée en présence de chefs d’Etat du monde entier, nous a permis de vérifier que notre génie national était toujours vivant.
Combien de pays, en effet, seraient capables d’en faire de même ? Et rappelons que l’architecture gothique, dont Notre-Dame de Paris est devenue emblématique, est la seule architecture originale qui soit apparue depuis l’architecture grecque. Cet événement est si singulier qu’on pourrait parler de « miracle gothique », comme Ernest Renan le fit de « miracle grec », et même de « miracle français », car c’est en France, dans le domaine capétien, qu’elle est apparue avant de rayonner en Europe. On l’explique souvent par l’invention de moyens technologiques nouveaux : la voûte sur croisée d’ogives combinée à des contreforts et des arcs-boutants qui permettent d’évider les murs et de les projeter à des hauteurs inédites. Mais de tels moyens n’auraient jamais vu le jour si une pensée neuve ne les avait appelés.
Cette pensée ? C’est celle des prélats issus de la réforme grégorienne, qui voulaient restaurer la grandeur et la sainteté de l’Église, éduquer les fidèles et les prêtres et rendre plus visible la présence divine. Face aux Albigeois, qui niaient qu’un être aussi pur que Dieu ait pu se commettre dans la chair, ils voulaient réaffirmer le mystère de l’incarnation. Maurice de Sully, qui lança le chantier de Notre-Dame de Paris, en 1160, était l’auteur d’un traité sur le canon de la messe. Son successeur, Eudes de Sully, sans lien de parenté avec lui, promouvait l’élévation de l’hostie. Et les écoles de théologie parisiennes ont eu une influence déterminante sur le concile de Latran IV, en 1215, qui a posé le dogme de la présence réelle du Christ dans l’eucharistie.
Les cathédrales élancées et translucides qui se sont élevées au-dessus les villes étaient à l’image du corps de gloire du Christ auquel tous pouvaient communier. Les oeuvres qu’elles recelaient, des objets liturgiques aux vitraux, ont été conçues pour manifester sa présence, et toutes les composantes de la société, des évêques aux paysans, en passant par les rois et les bourgeois, ont fédéré leurs forces sur le plan politique, économique, technologique et spirituel pour y communier. Chaque génération ensuite y a ajouté sa marque, dans une croissance organique qui en fait des êtres vivants que l’on rencontre plus qu’on ne les visite. Pendant des siècles, elles ont façonné nos âmes et nos paysages. Au point que la ville d’Évry, construite dans les années 1970 selon un urbanisme purement rationnel, a tenté de renouer avec le principe d’une cathédrale au coeur de la ville pour donner un supplément d’âme à ses habitants, issus d’origines différentes.
« Les artistes qui ont fait cela ont jeté dans le monde un reflet de la divinité. Ils y ont ajouté leur âme à nos âmes, pour nous grandir, et leur âme est à nous, elle est notre âme en ce qu’elle a de meilleur », a écrit Auguste Rodin. Si les conditions de leur émergence ont beaucoup changé, l’incendie de 2019 a montré l’attachement que vouaient les Français à leurs cathédrales. Et il n’est pas anodin que l’homme qui veut nous envoyer sur mars et nous augmenter de puces électroniques pour rivaliser avec l’IA soit venu rendre hommage à Notre-Dame de Paris qui a traversé les siècles pour nous parler de ce qui est au-delà.
Son chantier, à présent, nous oblige. Car il ne sert à rien de restaurer des voûtes, une charpente et une flèche, si nous n’entretenons pas l’esprit qui les a fait naître. On a beaucoup insisté, lors de la cérémonie de réouverture du 7 décembre, sur son instrumentalisation par le président de la République. Mais ne pourrions-nous pas dire que Notre-Dame de Paris lui a inspiré son discours ? Nous invitant à renouer avec la chaîne du passé, reconnaissant la nécessité du spirituel dans le développement de la vie humaine, il n’y aurait rien à y redire, si ses mots étaient suivis d’effet. Or il faut rappeler que le ministère de la Culture ne consacre que 5% de son budget à la restauration des monuments historiques. Avant son incendie, Notre-Dame de Paris avait besoin de 100 millions d’euros de travaux, et combien d’autres cathédrales sont encore moins bien loties ?
La ministre de la Culture a manifesté la volonté de trouver un financement pérenne pour les entretenir. Bien que les moyens envisagés soient contestables, il faut en prendre acte. Et je proposerais d’aller plus loin.
Pourquoi ne pas lancer l’idée d’un grand plan de restauration des cathédrales ? Un plan qui fédère à nouveau toutes les composantes de notre société et permette à nos artisans de s’illustrer. On m'objectera l’état déplorable de nos finances publiques, mais l’incendie de Notre-Dame de Paris a montré que la question financière était seconde : quand il y a une volonté politique et spirituelle, l’argent suit. Le succès du financement participatif de la restauration du patrimoine en est un indice. Récemment encore, Notre-Dame de la Garde, à Marseille, a récolté plus d’un million d’euros. Didier Ryckner, le fondateur de La Tribune de l’art, a évoqué plusieurs pistes complémentaires : l’augmentation de la taxe de séjour des touristes, l’affectation d’une partie de la taxe sur les mises du loto, la création d’un National Trust à l’anglaise. Et pourquoi ne pas envisager une refonte de notre politique du mécénat, notamment en direction des entreprises ?
L’Église doit également être à la hauteur des attentes spirituelles qui se sont exprimées après cet incendie. L’année 2024 a enregistré une hausse inattendue des demandes de baptême. Combien de croyants et de non-croyants se réfugient dans leur cathédrale dès qu’ils éprouvent le besoin d’un supplément d’âme, après les attentats du Bataclan ou de Charlie Hebdo, par exemple ? Ce qui ne signifie pas suivre l’esprit du temps, mais offrir à tous les moyens de se soustraire aux flux anonymes qui les enserrent pour se faire artisans d’éternité. Plus que jamais, les hommes ont besoin d’une force qui les porte, qui leur donne de l’élan et les transcende. Et il faut se souvenir de l’avertissement de Georges Bernanos : les cathédrales sont « beaucoup plus jeune(s), c’est-à-dire beaucoup plus accordée(s) à de jeunes cœurs, à de jeunes esprits, que tant de monuments qui paraissaient aux milliardaires, il y a cinquante ans, le dernier mot du modernisme ».